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Gilles Latulippe, le grand petit homme

La première fois que je l’ai vu en chair et en os, et pas mal plus en os qu’en chair, c’était dans les coulisses de Télé-Métropole au milieu des années 60. À cette époque, mon père, Edward Rémy, me laissait, les samedis, aux bons soins des comédiens du studio d’à côté où il enregistrait son émission alors qu’eux, ils enregistraient en rafale l’iconique émission Capitaine Bonhomme. Imaginez la scène : j’avais 8 ans et je passais des heures en compagnie de mes idoles, le légendaire Capitaine Bonhomme (Michel Noël), l’oncle Pierre (Désiré Aerts), Freddie Washington (Olivier Guimond), Mademoiselle Ti-Oiseaux (Marthe Choquette) et de ce pauvre souffre-douleur qu’était le personnage de Monsieur Sansfaçon, joué par Gilles Latulippe. J’avais beau m’en vanter à mes amis, mais personne ne me croyait. Quelques années plus tard, alors que j’accompagnais mon père, j’ai assisté à l’ouverture du Théâtre des Variétés, propriété de nul autre que Gilles Latulippe. Ce jour-là, il avait fait venir un éléphant afin de souligner majestueusement l’inauguration de ce qui allait être pendant 33 ans un haut lieu du divertissement populaire de Montréal.

Théâtre des Variétés

Bien des années plus tard, toujours en compagnie de mon père, j’avais assisté au Théâtre des Variétés à des revues mettant en vedette Gilles Latulippe, ses vieux collègues comédiens, et pour la partie musicale, Guilda. Il ou elle était le travesti le plus populaire du Québec, un genre de croisement entre Mado Lamotte et Mike Ward. Guilda ravissait les foules avec ses costumes extravagants et ses chansons grivoises. Pendant longtemps, durant ma jeunesse, j’ai trouvé cet endroit démodé et franchement quétaine, jusqu’au jour où j’ai eu la chance de passer quelques heures dans les minuscules loges au sous-sol de cet endroit mythique. Gilles et ses acolytes formaient un véritable clan. Il fallait les voir se maquiller, s’animer et oublier les douleurs arthritiques ou autres qui les affligeaient. Gilles Latulippe était de loin le plus jeune de tous, à quelques exceptions près, et il leur parlait avec respect et une admiration sans borne. Une fois assis dans la salle, c’est là que j’ai compris toute la noblesse de ces artistes d’une autre époque. Aucune claque, aucun coup de pied ni pirouette n’étaient trop périlleux pour faire rire le public. Ils donnaient tous et chacun leur maximum. Les têtes grisonnantes qui les applaudissaient et vénéraient avaient toutes des sourires indescriptibles. J’avais devant moi les artistes les plus généreux du métier et le public le plus heureux de la terre de revoir ces vedettes boudées des médias.

Les démons du midi

Au début de ma trentaine, par un heureux concours de circonstances, j’ai été engagé en tant que recherchiste lors de ce qui allait être la dernière saison des Démons du midi. Avec les cinq équipes de réalisation, une pour chaque journée de la semaine, j’ai vécu neuf mois dans le ventre du démon. Je côtoyais tous les jours Gilles Latulippe et son inséparable et attachante coanimatrice, Suzanne Lapointe. Autant Suzanne était une femme animée, autant Gilles était timide, discret, secret. Sa loge du studio 42 était petite et simple, à l’image de l’homme. En réunion de production, il ne manquait jamais la chance de pistonner tel ou tel artiste que l’on ne voyait plus à la télé ou qui faisait ses débuts. Je me souviens qu’il souffrait de zona et que le moindre mouvement le faisait souffrir, mais jamais il n’a manqué une seule émission; il n’aurait osé faire défaut à son public. Il était d’une générosité jamais vue dans ce foutu métier.

Dans l’ombre et la lumière

Dans l’intimité, Gilles Latulippe vénérait son épouse Suzanne avec laquelle il a eu un fils qu’ils ont baptisé Olivier, en hommage à son idole Olivier Guimond. Il aurait sûrement aimé que son fils unique suive ses traces, mais avec un prénom et un père pareil, Olivier savait trop bien qu’il n’aurait jamais été capable de briller dans une telle ombre. Gilles Latulippe a été un mari, un père, un ami et un artiste fidèle. Il ne s’est jamais plaint des bien-pensants qui conspuaient son art et sa famille d’artistes. Il n’a jamais exigé d’être reconnu pour l’ensemble de son œuvre. Non, l’homme avait trop de fierté et de modestie pour le demander. Alors que l’on souligne de façon publique son décès et ses funérailles, je sais qu’il aurait été gêné d’autant d’attention, lui qui ne l’a jamais cherchée. Heureusement, parce que la rumeur courait depuis plus de deux ans qu’il était atteint d’un cancer, les médias ont eu le temps de mettre l’accent sur sa prolifique carrière de 55 ans qui, finalement, aura été encore plus imposante que celle de son propre mentor et idole. Comme tu l’aurais souhaité, tu auras eu notre dernier rire.

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